Violations du code de la route par les autorités publiques congolaises : quand les policiers et usagers paient le lourd tribut
Les recherches que nous avons menées pendant une quinzaine d’années et les articles de presse en font largement écho. Que nous révèlent ces événements malheureux en matière de gouvernance ? D’abord, une conception autoritaire de la mobilité urbaine par les hauts représentants de l’État et leurs proches, à la base de la fragmentation de la chaîne de commandement des forces de l’ordre. Ensuite, un regard attentif sur les escortes des autorités publiques met en exergue le détournement de la sécurité publique au profit de la sécurité privée.
1. La loi du plus fort sur la voie publique : « Congo oyo, Kinshasa, eza na poche na biso »
En 2010, un agent de la PCR était victime d’une violence inouïe de la part de l’escorte de la garde rapprochée de Zoé Kabila, frère de l’ancien président de la République, pour n’avoir pas accordé la priorité à son cortège. Plus récemment, en 2021, Jean-Marc Kabund, alors président intérimaire de l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS) et vice-président de l’Assemblée nationale, était accusé d’avoir crevé les pneus de la camionnette de la mère de l’actuel chef de l’État qui gênait son passage. L’année suivante, ses gardes du corps avaient molesté un soldat de la Garde républicaine à bord d’une voiture roulant à contresens, avec un présumé membre de la famille du président Tshisekedi.
À Kinshasa, les embouteillages fréquents et imprévisibles présentent souvent un spectacle d’abus de pouvoir par les élites politiques et les officiers des services de sécurité. Leurs escortes omniprésentes dans la ville s’arrogent souvent le droit de se frayer un chemin en toute illégalité. L’excès de vitesse, l’usage abusif des sirènes ou des gyrophares, la dissimulation des plaques d’immatriculation, la circulation en contresens, etc., telles sont les contraventions courantes des acteurs étatiques, agissant au mépris des agents de la PCR et des autres usagers de la route. Un jour, une autorité publique interpellée en notre présence par la police ne s’était même pas réservée de mettre en garde un commissaire supérieur de la PCR en lui disant : « Congo oyo, Kinshasa eza na poche na biso », c’est-à-dire ce « Congo, Kinshasa est dans notre proche et on peut en faire ce qu’on veut »
En 2019, le Général Sylvano Kasongo, alors commissaire provincial de Kinshasa, avait ordonné aux agents de la PCR de réprimer ces comportements illégaux, en rappelant un principe fondamental, à savoir : « Nul n’est au-dessus de la loi ».
Parmi ses instructions figuraient notamment le retrait systématique des bâches dissimulant les plaques d’immatriculation, la confiscation des gyrophares et sirènes non autorisés. Mais ces directives sont restées lettre morte. Même le Général Dieudonné Amuli, commissaire général de la Police nationale congolaise(PNC) de juillet 2017 à avril 2023, ne savait plus à quel saint se vouer au regard de l’ampleur des incidents à répétition sur les artères de la mégalopole congolaise. Lors de sa causerie morale du 25 janvier 2022 au stade des Martyrs, il décrivait une PNC minée par l’indiscipline généralisée, les prises de bec, voire les échauffourées au sein de ses propres unités, mais aussi entre ces dernières et les FARDC. Amuli pointait surtout du doigt l’arrogance et les abus de pouvoir de l’Unité de protection des institutions et hautes personnalités (UPIH). En même temps, il s’étonnait d’observer que ces hautes personnalités communément appelées VIP (Very important person) veulent disposer d’un effectif important de gardes du corps, policiers ou militaires. Dans beaucoup de cas, ces escortes qui coûtent cher au trésor public n’observent pas le code de la route et deviennent ainsi un danger public.
Entre 2011 et 2024, nos recherches ont démontré que plus de 300 agents et commandants de la PCR Kinshasa ont été agressés pour avoir osé interpeller les autorités publiques ayant violé le code de la route. Certains ont perdu leurs postes, d’autres ont subi des arrestations arbitraires. Il y en a aussi qui ont été chassés de leurs logements dans les camps militaires ou de la police. Loin d’être les seules victimes, nous avons aussi enregistré, durant la même période, 108 accidents mortels occasionnés par les cortèges des élites politiques, des officiers de l’armée et de la police. Très souvent, l’opinion publique n’en est pas informée.
Notons que les violations récurrentes du code de la route par les autorités publiques sont aussi révélatrices de leur angoisse sécuritaire, surtout face aux attroupements des populations pauvres dont les comportements sont imprévisibles. C’est dans l’objectif de limiter significativement ce risque que ces autorités, souvent pressées, banalisent la violation du code de la route et mettent ainsi en mal la chaîne de commandement de la police.
2. La fragmentation de la chaîne de commandement de la police
Malgré la réforme dont la PNC a fait l’objet, y compris la PCR, l’indiscipline n’a pas disparu. À Kinshasa, les résultats encourageants enregistrés à l’époque du Général Célestin Kanyama ne sont plus visibles. Au sein même de la PNC, les commissaires supérieurs qui veulent imposer cette discipline sont combattus par leurs propres collègues et la hiérarchie, connectés aux réseaux de patronage qui entretiennent la mauvaise gouvernance sécuritaire. À l’instar de l’armée, les grades, les fonctions, les affectations, se négocient à tous les échelons de la police : commissariat provincial, commissariat général, ministère de l’intérieur, mais aussi au plus haut sommet de l’État. Parmi les plus grands bénéficiaires figurent les policiers des VIP, non respectueux du code de la route.
À la Cour militaire de Kinshasa/Gombe, sept policiers de l’escorte de la Première ministre sont actuellement poursuivis pour le meurtre du brigadier Kabeya. À la demande du juge au sujet de la langue préférée pour ce procès en flagrance, tout le monde a choisi le lingala, y compris les deux commissaires supérieurs adjoints ayant le niveau d’étude de licencié. Le Sous-commissaire principal adjoint, chef d’escorte équipe B présente un parcours atypique. Il est devenu policier après avoir suivi une brève formation anti-émeute à l’Athénée de la Gombe, une école secondaire à Kinshasa non appropriée pour une telle formation. Dans un contexte où le système de « parapluie » (patronage) a pris le dessus sur la méritocratie, n’importe qui peut devenir policier, être affecté à la sécurité des VIP.
En effet, derrière chaque officier influent, il y a toujours des généraux ou des hommes politiques. Au sein de la police et des autres services de sécurité, plusieurs réseaux sont en compétition pour tirer profit de l’exercice des fonctions publiques. Ce qui explique les tensions observées souvent entre les commandants et les commandants seconds. Les ordres du commissaire général peuvent ainsi être contestés par les commandants des unités, les commissaires provinciaux, les commissaires urbains, qui ont des parapluies dans les hauts lieux des services de sécurité et de la République. C’est la raison pour laquelle le Général Dieudonné Amuli fustigeait, lors de la causerie morale du 25 janvier 2022, le sabotage des instructions données par la hiérarchie comme s’il prêchait dans le désert. Les policiers et les militaires qui violent le code de la route, en mettant en péril la vie des agents de la PCR et des autres usagers de la route ne sont interpellés que lorsqu’il y a un scandale comme celui qui a coûté la vie au brigadier Fiston Kabeya. Les autorités publiques sous perfusion de la coercition à cause notamment de leur déficit en légitimité se réservent d’ailleurs de la réforme des services de sécurité.
3. Le détournement de la sécurité publique au profit de la sécurité privée
En RDC en général, et à Kinshasa en particulier, une part importante des effectifs de la PNC est mobilisée pour répondre aux besoins sécuritaires des élites politiques et économiques alors que dans les communes populaires et pauvres, on déplore souvent l’insuffisance des effectifs et de moyens matériels pour lutter efficacement contre la criminalité urbaine. Selon les estimations de trois officiers du Commissariat général de la police abordés pendant nos recherches, environ 23 000 policiers (soit plus ou moins 20 % des effectifs de la PNC) seraient détachés auprès des VIP, des particuliers ou des entreprises commerciales.
D’habitude, les policiers en détachement bénéficient de meilleures conditions de travail et d’une rémunération largement supérieure à celle de leurs collègues affectés à des postes réguliers. Il ressort de nos investigations qu’un commissaire supérieur de la police à qui l’État congolais paie actuellement 243 dollars américains par mois peut avoir un revenu additionnel variant entre 2 000 et 3 000 dollars américains, à partager avec ses 20 agents en détachement, sans nécessairement respecter la procédure. Les fonds publics qui doivent être perçus par la DGRAD échappent ainsi au trésor public.
Lorsqu’il s’agit des détachements pour le compte de hauts gradés - généraux, colonels et majors de la police ou de l’armée - la situation est tout aussi préoccupante. Les policiers ou les militaires qu’ils peinent souvent à prendre en charge se livrent au racket et tant d’autres pratiques déviantes. Dans certains cas, certains vont jusqu’à privatiser les parkings publics, privant ainsi la ville et les communes de recettes fiscales non moins importantes.
Pour un pays en guerre et ayant besoin d’augmenter les effectifs des policiers et des militaires sur les différents fronts, le gouvernement doit davantage miser sur la rationalisation des détachements des hommes en uniforme. Sans une ferme volonté politique pour améliorer la gouvernance en RDC, et réformer aussi bien la police que les autres services de sécurité, les drames liés aux violations du code de la route vont demeurer inévitables et imprévisibles.